Jean-Luc F.

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Conseillé par (Libraire)
14 février 2021

Tout doit disparaître

Un homme est seul dans un appartement qui domine la plage d'Ostende. Il est seul, ne sait pas depuis combien de temps, ni pourquoi il est là. Il est immobilisé dans un fauteuil roulant et une aide-soignante qui ne parle pas français vient s'occuper de lui deux fois par jour ; il en déduit qu'il a été victime d'un accident, mais ne se souvient de rien. Sa seule occupation est d'observer le paysage qui se découpe à travers la fenêtre comme si c'était un tableau. Il observe le flux et le reflux de la mer, les promeneurs en anoraks qui marchent sur la plage (on pense à « la mer du Nord en hiver » et aux « adamos bien couverts » de la chanson d'Alain Souchon). Parfois le brouillard envahit tout, effaçant le paysage ; on n'entend plus que la corne de brume, « mélodie déchirante qui a des accents de glas ».
Trame narrative minimaliste donc, comme souvent dans les livres de Jean-Philippe Toussaint. Mais là aussi, comme souvent, un événement imprévisible survient, qui ranime le souvenir, de façon aussi inattendue que fulgurante (au sens propre, c'est à dire sous la forme d'une vive lueur). On ne révélera pas de quoi est fait ce souvenir, pas plus qu'on ne révélera la fin de l'histoire, qui opère une sorte de basculement du point de vue et du sens, dans une affirmation souveraine des pouvoirs de l'écriture (on pense cette fois à certaines nouvelles de Julio Cortàzar). Un indice : dans le titre le mot « Disparition » prend une majuscule...
Ce court texte a été mis en scène par Aurélien Bory, et devrait être créé aux Bouffes du Nord, avec Denis Podalydès. La représentation qui devait avoir lieu en janvier a été repoussée au mois de novembre. On est curieux de voir le résultat.

Jean-Luc

10,00
Conseillé par (Libraire)
8 février 2021

La beauté des larmes

Trois chapitres.
Chapitre 1 : Quelques jours après la mort de sa mère, une jeune femme, Beatrix Filia, revient dans l’appartement de montagne où toutes deux passé d'innombrables vacances, d'hiver et d'été. Le patronyme du personnage, Filia, est transparent : Beatrix est une fille, une fille qui a perdu sa mère, comme elle préfère dire quand on l'interroge. Elle parcourt la montagne, s'épuise, se perd, se réfugie dans les cafés où les vieux racontent des légendes. Elle observe, voit la silhouette de sa mère dans le dessin d'une montagne et des blessures (les siennes) sur le tronc des arbres. Elle prend des notes et des photos pour une œuvre à venir, car Beatrix est plasticienne.
Chapitre 2 : L’œuvre a vu le jour. C'est le soir du vernissage de l'exposition, Beatrix déambule parmi les invités, répond aux questions maladroites d'un journaliste, parcourt les textes du catalogue : « [Les œuvres de Beatrix] portent en elles des récits émouvants qui ne sont jamais imposés » est-il écrit. Les œuvres exposées sont belles : Un miroir incrusté dans une bloc de moraine glaciaire, c'est « Le lac aux larmes ». Une sculpture, en forme de carte en relief figurant les paysages que Beatrix a parcourus, c'est « Le chagrin ». Deux balançoires d'enfant, monumentales et condamnées à l'immobilité, qui n'ont pas de nom mais sont peut-être les plus émouvantes.
Chapitre 3, très court : Beatrix revient une dernière fois vers la montagne. Mais le paysage « ne la console pas ».
Les deux dernières pages sont une variation bouleversante sur les larmes, toutes les larmes que nous pouvons verser, larmes d'enfant, larmes d'adultes, et larmes d'émotion pure que « seule la musique peut provoquer », la musique qui peut-être seule peut consoler.
Trois chapitres, pour dire le deuil d'une mère. A peine soixante pages, d'une gravité jamais pesante, d'une émouvante simplicité, et d'une confondante beauté.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
24 janvier 2021

La vie plus forte que la philosophie ?

Adèle Van Reeth, qu'on connaît pour ses irremplaçables émissions « Les chemins de la philosophie », le matin sur France Culture, a un problème avec la vie ordinaire. « Quelque chose qui ne passe pas. Qui m'empêche de respirer dans les moments anodins ». Elle éclaire ce mal-être (peut-être plus répandu qu'on ne le croit) en quelques formules à la fois drôles et percutantes : « Le problème c'est l'eau tiède. La vie qui continue après la fin du film et dans laquelle il ne se passe rien ». Ou, plus loin : « Ce sont les phrases que j'entends depuis mon enfance et qui me font l'effet de canines de vampires (…), c'est un ongle mal coupé qui laisse deviner le travail des ciseaux, et les petites rognures dans le lavabo. »
En bonne philosophe Adèle Van Reeth choisit de faire de ce « problème » une question philosophique, un sujet d'étude, en s'appuyant sur les travaux de deux philosophes américains, Ralph Waldo Emerson (1803-1882), et Stanley Cavell (1926-2018) qui ont voulu opposer à la pensée européenne, marquée par le romantisme et tournée vers le sublime, une pensée de l'ordinaire. Ce sera l'objet de son livre.
Mais autre problème, en même temps que le livre à venir, l'auteure porte aussi un enfant. « Qu'est-ce que ça change ?» se demande-t-elle . Beaucoup de choses, évidemment. L'essai philosophique, on s'en doute, ne verra pas le jour, ou alors sous forme de quelques fragments qui auront survécu (où il est question par exemple de Henry David Thoreau, disciple d'Emerson, et de son livre « Walden ou la Vie dans les bois », paru en 1854, aujourd'hui devenu un best-seller). La vie a emporté le reste. Reste un essai autobiographique inclassable, une sorte d'autofiction joyeuse et désordonnée (c'est à dire le contraire d'"ordinaire", dont l'auteure nous rappelle l'étymologie : ce qui est ordonné), souvent légère et drôle (le chapitre où l'auteur explique comment elle a été trois fois belle-mère avant d'être mère), quelquefois grave et prenante (le dernier chapitre, magnifiquement écrit, est bouleversant).
La vie plus forte que la philosophie ? Voilà la question que pose, in fine, la philosophe Adèle Van Reeth, dans ce livre attachant. La vie, toute la vie, rencontres et ruptures, ancien et nouveau, naissance et mort. La vie ordinaire en somme.

Jean-Luc

14,50
Conseillé par (Libraire)
21 janvier 2021

La littérature s'en va...

Les ruines qui donnent leur titre au livre sont celle que l'auteur, enfant, découvre à la fin de la guerre, en sortant de la gare du Havre, de retour dans sa ville natale, qu'il a fuie avec sa famille pour échapper aux bombardements alliés. En une image saisissante il décrit un paysage de décombres, une ville effacée « comme une ardoise qu'on frotte avec sa manche ». Ces ruines, évidemment, ne sont pas seulement celles d'une ville, mais aussi celles d'un monde.
Dans une autre très belle image, plus loin dans ce chapitre inaugural éblouissant, Pierre Lepape rappelle que « dans les champs de ruines, il y a des orties. Elles semblent témoigner de l'infinie capacité de la nature à entretenir de la vie sur les lieux mêmes de l'abandon et de la mort. (…) La littérature a été en ce temps, le champ d'orties dont on avait besoin pour ne pas tout céder au vertige de la poussière ».
« Ruines » est avant tout un essai d'histoire littéraire : une histoire sensible et personnelle, celle de l'enfant qui s'est construit à travers les livres dont il admirait les couvertures dans la vitrine de la librairie Dombre (le nom dira quelque chose aux vieux Havrais), ou qu'il empruntait à la bibliothèque municipale (pas l'actuelle, mais celle qui était alors installée dans une aile du Lycée François 1er, toute de lambris et de parquets cirés ; là encore le lieu parlera aux vieux Havrais). Mais aussi une histoire critique et engagée, qui embrasse rien moins que trois quarts de siècle, de 1940 à nos jours. Pour Pierre Lepape la « croyance littéraire » (qu'il faut comprendre comme « amour de la littérature »), exaltée par trente années d'une richesse de création sans égale (les années de l'entre-deux guerres) s'est effondrée avec les compromissions du milieu littéraire sous l'occupation, les affrontements idéologiques des années d'après-guerre, le nouveau roman et « l'ère du soupçon » dans les années soixante, la critique universitaire dans les années soixante-dix, et aujourd'hui l'avènement des écrans et de la culture de masse qui leur est liée. « la littérature s'en va , à coup sûr, et nous ignorons tout de ce qui lui succédera » conclut-il. On peut ne pas être d'accord avec ce point de vue, mais celui qui fut le brillant critique littéraire qu'on sait au journal « Le Monde» connaît son sujet. Et comme il préfère la finesse de l’analyse au facilités de la polémique, on apprend et on réfléchit beaucoup à sa lecture.
Livre teinté de mélancolie, « Ruines » n'est pas pour autant pessimiste. « Nous nous promènerons dans les ruines, attentifs aux orties qui pousseront dans les gravats » conclut l'auteur. Et de la disparition de la littérature naîtront « des formes encore inconnues ». Car au fond qui sait ce qu'est la littérature ? Voilà la vraie question.

Jean-Luc

Une enquête de William Wisting

Folio

Conseillé par (Libraire)
4 janvier 2021

Un vrai plaisir de lecture !

Jørn Lier Horst est moins connu au bataillon des auteurs de « polars scandinaves » que, mettons, son compatriote norvégien Jo Nesbø, ou les incontournables Suédois Henning Mankell ou Islandais Arnaldur Indridason. On retrouve pourtant dans ses romans tous les composants de ce genre à lui tout seul qu'est le polar nordique : cadavres énigmatiques (ici celui d'un vieil homme mort depuis quatre mois, retrouvé dans son fauteuil face la télévision toujours allumée), enquête aux ramifications inattendues qui nous font remonter dans un passé douloureux (ici celui de l'émigration vers les Etats-Unis), tueur en série et enquêteur tenace, températures négatives et paysages enneigés, sans compter les noms de personnages et de lieux imprononçables (avec des ø, des å et des æ), mais au charme si particulier. Les romans de Jørn Lier Horst n'ont pas l'épaisseur psychologique, sociale, politique (ni l'épaisseur tout court d'ailleurs), de ceux de Jo Nesbø, mais, quand ce qu'on attend d'un roman policier c'est d'abord une intrigue bien ficelée et une « atmosphère », ce n'est pas plus mal. Phrases brèves, chapitres courts : « L'usurpateur » se lit comme on regarde une série télévisée, avant tout pour le plaisir de suivre le fil d'un histoire, et de savourer une ambiance. Le roman est d'ailleurs en cours d'adaptation par l'auteur de la série Wallander, tirée de l’œuvre du grand Henning Mankell, navire amiral du polar et de la série scandinaves. Bref, un vrai plaisir de lecture !

Jean-Luc