Eric R.

Les joies de l'entreprise moderne

Dargaud

19,00
Conseillé par (Libraire)
25 juin 2020

Amusant, cynique et .... salutaire

Le sous titre « Les joies de l’entreprise » accolé à un dessin de couverture de personnages aux mines patibulaires et sinistres dit tout. Notamment le second degré du texte car à l’évidence ce n’est pas la joie dans la société dans laquelle les auteurs nous font pénétrer. C’est Fabrice Couturier, cadre au service achat chez Rondelles, qui nous la fait visiter. Il n’est pas particulièrement sympa, Fabrice avec sa tête acteur des années 60. Il est même, on peut l’écrire, franchement lourdingue. Il nous fait comprendre qu’elle est géniale, sa boîte et que lui aussi, est génial, surtout quand il a en vue le bureau de responsable des achats, vide et prêt à lui être attribué. On peut dire qu’il est « en phase » avec sa direction et le formidable Guillaume dont il dit: « C’est Dieu, quoi ». Un pote qui va le nommer c’est certain à la vue de ses qualités infinies et reconnues.

Mais voilà, dans ce monde enchanteur arrive parfois une candidate imprévue, qui passe devant tout le monde, une candidate rompue aux « Dead-line », aux « backlogs », aux « overdues », enfin au monde du business. Et quand le Codir s’appuie sur l’EHS, c’est le black out overbooké total. En plus, pour couronner le tout, Fabrice, entre en conflit avec Ludivine, la responsable hygiène et sécurité, qui lui reproche de ne pas déclarer de « presqu’accident », ces petites coupures aux doigts générées par une feuille de papier ou ces double sens dangereux dans les couloirs pouvant entrainer des collisions de collègues. Cela fait beaucoup pour un seul homme, même trop et de conformiste, de « suce-boules », le cadre va se rebeller et devenir le révélateur d’un monde du travail outrancier, où les questions de sécurité deviennent un moyen pour la direction de mieux contrôler leurs salariés. Par un habile jeu de contre-pied, Fabrice va ainsi prendre à leurs propres pièges ces règles extravagantes pour les transformer en « sabotage passif » salutaire.

L’entreprise « c’est la Stasi qui rencontre la Nasa » déclare le responsable CGT, jetant, intouchable qu’il est, un regard distancié et amusé sur ce théâtre d’ombres, ou l’élu d’un jour peut devenir le paria de demain. Jacky Schwartzmann, le scénariste parle en connaissance de cause puisqu’il vient de quitter le monde de l’entreprise pour se consacrer à l’écriture, et même si certaines situations peuvent sembler caricaturales, on se dit que globalement la fiction est probablement proche d’une réalité ici amusante, drôlatique, et d’autant plus convaincante, mais qui doit parfois confiner au cauchemar.
« Changer la pile d’une pendule » nécessite l’intervention d’une entreprise extérieure ayant suivi une formation de travail en hauteur et sur les risques électriques. En poussant l’absurdité à son maximum, les auteurs démontrent comment la volonté de se protéger des responsabilités entrave le bon fonctionnement d’une entreprise. Et « réussit » même dans l’histoire qui nous est contée à occulter les vrais dangers. Deux agents de nettoyage, un trans barbu et un arabe… barbu, transparents et inexistants aux yeux de tous sont un peu les veilleurs de bon sens, amusés de cet univers dont ils comprennent le soir, en vidant les poubelles et en lisant les prescriptions écrites de l’EHS sur tous les murs, le caractère stupide, avilissant.

Manié avec habileté, l’humour peut être dévastateur. Quand l’absurde répond à l’absurde, le lecteur jubile. Cette BD, visiblement documentée et s’appuyant sur des faits vécus, au moins en partie, nous ouvre les portes d’un monde finalement peu traité et qui est pourtant le quotidien de millions de personnes. Elle n’en est que plus que salutaire.

Eric

Conseillé par (Libraire)
22 juin 2020

Court mais percutant

Avec ce texte surprenant Mika Biermann nous invite à découvrir le peintre d’Aix en Provence dans son intime personnalité. Un récit court pour une description foisonnante. Et profonde.

Eric

C’est une silhouette un peu pataude, mal fagotée, négligée. Lorsque l’on s’approche on sent même une odeur désagréable. Si on a le style facile on écrira qu’elle ressemble à « un ours mal léché ». Si on veut faire un effort on dira: « un saltimbanque de laine salement vêtu ». Si on s’appelle Mika Biermann, on écrira: « on dirait un forgeron invité à la remise de diplôme de sa nièce. Le monde a déposé sa poussière sur l’homme ». Là est toute la différence. Là est tout l’intérêt de ce court texte magnifique. L’homme pataud, se prénomme Paul, appelons le avec l’auteur « Peintre Paul ». Il part avec un chien sur le motif. Peut être va t’il s’arrêter à la carrière de Bibemus? Ou devant la silhouette d’un cyprès? Il choisit finalement les lointains, les silhouettes de montagnes qui sous son pinceau vont prendre des teintes empruntées à la couleur prune, la couleur préférée de Paul, au bleu, au noir. La tâche de peindre pour peindre une tache.

Puisqu’il est taiseux, on le suit, Paul, et on commente. Le peintre fait des exercices de style concentré sur ses cônes, ses sphères, ses cylindres. L’écrivain cisèle ses mots pour raconter un homme qui parle peu. Pour ne pas le déranger on va l’accompagner ce taiseux, trois jours, trois petites journées, histoire de ne pas se faire jeter comme un voyeur que nous pourrions devenir. Il ne vaut mieux pas s’attirer la colère de « Peintre Paul », il serait capable de nous jeter à la figure son chevalet et même ses tubes de couleurs qui lui permettent de quitter l’atelier pour peindre en plein air. Il est susceptible. Et colérique.
Le deuxième jour, il reçoit la visite du docteur Gachet ce médecin d’Auvers sur Oise qui lui parle d’un hollandais à l’oreille coupée. Et puis il rencontre une sphinge, un faune, une muse mais surtout la Rotonde, une jeune femme allongée le long d’un talus. Elle va lui bouleverser la vie, la Rotonde, ou du moins, lui ôter quelques heures parmi celles consacrée à saisir le paysage ou à composer quelques natures mortes aux pommes et au couteau. Elle est allongée et quelque chose dans son corps dit qu’elle ne bougera plus. Plus jamais. Cela perturbe Paul. Son fils venu de Paris, et dont il souhaite être appelé « père » et non « papa », l’a moins dérangé. Comment faire face à la vie, à la mort quand on consacre son temps à chercher l’équilibre dans le paysage, à percer le secret d’un reflet moiré d’un couteau sur une table et que les gens, les autres, vous dérangent? Même Renoir agace. Alors que faire? Laisser tremper ses pinceaux un peu plus longtemps dans la térébenthine? Ou agir?

« Peintre Paul » cherche un style, ce style que Mika Biermann a trouvé avec ses mots, ses phrases, qui ne montrent pas des couleurs mais les pensées intimes d’un homme qui se dévoile pudiquement devant nous au fil des paragraphes. Bourru, asocial, égocentrique, misanthrope, rien exactement de tout cela, mais un peu de tout cela, qui mélangé sur la palette des pages de l’écrivain, construit une silhouette inoubliable, celle d’un « artiste peintre », pas d’un peintre en bâtiment. « Question de taille de pinceau ».

La prochaine fois que vous irez au musée et que vous tenterez de percer l’autoportrait et le regard sombre et noir d’un homme barbu, chauve, dont le cartouche du tableau vous précisera qu’il s’agit de Paul Cézanne, né à Aix en Provence en 1839 et mort dans la même ville en 1906, vous aurez compris quelque chose de ce sacré bonhomme. Vous aurez le sentiment d’avoir percé un peu de son mystère. De son regard. Celui qu’il a embrouillé avec la pointe de ses pinceaux.

Conseillé par (Libraire)
15 juin 2020

Bouleversant mais nécessaire

Chez les Groult, on écrit tout. On aime se confier à la page blanche, y compris pour ses pensées les plus intimes, les plus noires, les plus sexuelles, les plus vivantes, les plus désespérées. C’est une tradition, une nécessité qui perdure de femme en femme. On n’hésite pas quand la la qualité littéraire est jugée suffisante à les publier. Ainsi du remarquable « Journal d’Irlande » de Benoîte Groult (voir chronique), publié de manière posthume par sa fille Blandine de Caunes. Alors il est dans la logique des choses que cette dernière écrive et décrive les derniers mois de la vie de sa mère, note avec précision et douleur, la chute vers un néant nommé Alzheimer.

Aucun voyeurisme, aucun apitoiement dans la description quasi quotidienne d’une descente vers le néant; trous de mémoire, propos incohérents, perte du sens de l’orientation, incontinence, agressivité, une soustraction rapide, jour après jour, heure après heure des facultés intellectuelles et physiques qui constituent un être humain. Le choc est d’autant plus terrible, que cette descente aux enfers est la copie conforme d’une forme de vieillesse refusée que décrivait Benoîte Groult, dans sa correspondance, dans ses notes ou romans. Se jurant de ne jamais devenir ce qu’elle devient en cette année 2015. Dans « La Touche étoile » publiée en 2006, elle y parle de la vieillesse « qu’on ne peut pas dire », car ce serait « chercher à décrire la neige à des gens qui vivent sous les tropiques. Pourquoi leur gâcher la vie sans soulager la sienne ? ». Elle rejoint alors l’Association pour le droit de mourir dans la dignité.

La confrontation d’un futur pressenti (la mère et une soeur de Benoite Groult ont été touchées par cette maladie) est d’autant plus rude avec un présent conforme aux prévisions. Blandine de Caunes de son écriture simple et sans floriture, allant à l’essentiel, nous donne à voir, à comprendre, sans pathos mais avec une honnêteté complète sans oublier ce que l’indigence de sa mère lui coûte à elle, ses plaisirs différés, ses priorités modifiées, ses vacances perturbées. Son égoïsme, déjà revendiqué par sa mère elle-même, comme un miroir vertigineux. Benoîte Groult devient ce qu’elle a toute sa vie refusé de devenir.

Elle a alors 95 ans. La mort, dans sa violence, porte en elle une forme de logique. Et le récit émouvant de Blandine de Caunes glisse peu à peu du constat vers la réflexion sur le devenir de sa mère qui ne peut plus vivre seule: assistance médicale à domicile et ce terme terrible de « maison »  complété des mots de « retraite » que l’auteure ne peut à aucun moment nommer. Sans l’écrire, elle constate que sa mère est déjà morte. C’est un coeur et un corps qui subsistent, pas une femme qui clamait son « amour de la vie ».
Et puis un jour de 2016, au milieu du livre, une page noire, comme un faire-part de deuil: Violette la fille de Blandine de Caunes, décède dans un accident de voiture. Elle avait 37 ans. Alors la mère Benoîte s’efface peu à peu des pages, subsiste en toile de fonds, inscrivant de cette manière une forme de priorité. La mort d’une jeune femme qui a tout à vivre passe devant cette d’une vieillard qui a vécu.« Une vie égale une vie » écrit le philosophe Comte Sponville, « mais une mort n’égale pas une mort ». Cette fois-ci c’est une autre forme de douleur qui est décrite, celle d’un d’anéantissement, d’une horreur indicible mais aussi d’une insoutenable injustice. Dès lors la mort de Benoîte Groult ne devient plus scandaleuse.

« Je pense à Kafka apostrophant son ami étudiant en médecine qui ne le quittait plus vers la fin alors qu’il souffrait terriblement: si vous ne me tuez pas, vous êtes un assassin. L’ami est devenu un assassin ».

Benoîte ne connaitra pas la mort de sa petite fille, du moins de la bouche de Blandine, mais dès lors, comme une logique évidente, sa vie, aux yeux des êtres qui l’aiment le plus au monde n’a plus de sens à être vécue. Toujours avec justesse, l’écrivaine décrit comment la souffrance à devenir folle de la perte de sa fille s’accompagne progressivement d’une douce et tendre nostalgie de la perte de sa mère. L’injustice contre l’ordre normal des choses.

Boris Cyrulnik, dans une interview de la dernière livraison de la revue « Zadig » précise qu’une petite fille sur deux, née en 2020, vivra centenaire. Une modification essentielle de nos sociétés accompagnée de défis nouveaux auxquels il faudra répondre. « La mère morte », par son honnêteté et sa justesse, est un élément de réflexion primordial pour chacun d’entre nous. Un livre essentiel. Poignant, juste mais jamais larmoyant.

Eric

Une maison d'artiste

Points

11,70
Conseillé par (Libraire)
28 mai 2020

Quand les murs parlent

Les murs parlent parfois et révèlent beaucoup de leur propriétaire. En investissant la demeure de Nohant, propriété de George Sand, l’historienne Michelle Perrot, trace un portrait magnifique d’une écrivaine engagée dans son temps et citoyenne plus qu’auteure. Remarquable. Disponible désormais en édition de poche.

Qu’aurait été l’oeuvre de Flaubert sans sa maison du Croisset et son « gueuloir »? L’oeuvre de Victor Hugo aurait elle été identique sans son exil à Jersey et Guernesey? Pour l’historienne Michelle Perrot, qui avait dirigé le tome de « L’histoire de la vie privée » consacrée au 19 ème siècle, ces questions méritent d’être posées. Pourtant rien ne pouvait la prédisposer à ce qu’elle consacre un énorme travail, s’appuyant sur 24 volumes de correspondance, au diptyque indissociable « Sand et Nohant », cette propriété du Berry, près de La Châtre, liée à jamais à l’oeuvre et à la vie de l’auteure de « La petite Fadette ».
« Fade », « insipide », l’écrivaine et son oeuvre intéressaient peu l’historienne. Une visite sur place, son travail pour la collection de George Duby, une rencontre avec la petite fille de Sand la firent changer d’avis et naquit ainsi l’idée, non pas d’écrire une nouvelle biographie de Sand, mais un livre sur le lieu lui même, un lieu qui raconte beaucoup plus que l’histoire des murs ou des paysages.

« Notre vieille maison est un coin assez curieux, où l’on a réussi, pendant 30 ans, à vivre en dehors de toute convention et à être artiste pour soi, sans se donner en spectacle au monde ».

Ainsi peut on résumer ce que fut la vie de la maitresse de Musset et Chopin dans cette propriété gigantesque de 200 hectares,. Nohant occupa presque toute l’énergie, pendant le jour, de l’écrivaine qui se consacre à l’écriture la nuit durant, par souci de tranquillité mais aussi pour générer des revenus indispensables à l’entretien pour de cette propriété trop dispendieuse pour cette femme peu intéressée par les « comptes ». Des centaines d’invités de passage pour quelques jours ou quelques semaines, de Flaubert à Liszt, de Dumas fils à Tourgueniev, font 3 jours de voyage, pour arriver à Nohant. Une quinzaine d’employés de maison, des rénovations permanentes, tout cela a un coût et constituent un véritable casse tête quotidien pour une créatrice qui conçoit avant tout Nohant comme un lieu de création, une maison d’artiste, un lieu de spectacle ouvert aux intellectuels mais aussi aux paysans de la région, aux voisins, aux habitants de la Châtre à qui l’on propose des lectures et des premières représentations de pièces de théâtre tout juste créées.

Le mérite de ce remarquable ouvrage, d’une grande érudition, jamais ennuyeuse, est de montrer en creux, par de simples préoccupations matérielles, l’originalité d’une femme, hors norme dans son temps, soucieuse de liberté féminine, de culture offerte au plu grand nombre, de rapports avec ses fermiers qu’elle ne souhaite pas traiter comme des servants. Au long d’un ouvrage scindé en trois parties, les lieux (manoir, jardin, terre), les gens (époux, enfants, amants, amis) et le temps (la météo mais aussi le passage du temps: la vieillesse, la maladie), c’est bien le portrait d’une femme engagée qui apparait tout en subtilité.

Véritable phalanstère, Nohant devient un lieu vivant que Aurore Dupin, devenue George Sand, souhaite expérimental intellectuellement et affectivement. Comme dans le rêve de tout idéal, les déceptions et les contradictions sont nombreuses: le rapport aux domestiques est ambigu, le traitement de la nature partagé entre le maintien de tous les arbres et la volonté de dégager des « vues », les concessions faites à l’argent laissent l’écrivaine souvent insatisfaite. Le rêve et la réalité se télescopent mais George Sand, parfois déstabilisée, n’abandonne jamais. En marge, apparait également une véritable chronique paysanne de la vie dans le Centre de la France dans la première partie du XIX ème siècle, dont le mode de vie va être bouleversé par l’arrivée du chemin de fer qui rapprochera Paris de Nohant à huit heures de voyage.

Finalement l’impression première de Michelle Perrot était la bonne: l’oeuvre écrite de George Sand marquée par le Berry à qui elle emprunte des contes et légendes est appelée à s’effacer progressivement. Par contre le portrait d’une femme libre, indépendante, républicaine, sociale, soucieuse des droits civils des femmes, s’impose de plus en plus, révélée par un lieu plus grand que son oeuvre. En ce sens ce livre passionnant est essentiel.

Eric

Conseillé par (Libraire)
22 mai 2020

Trio féminin inoubliable

Alors que sort le troisième roman de Anna Hope, il est encore temps de découvrir son premier ouvrage édité désormais en poche dans lequel l'écrivaine, à travers trois magnifiques portraits de femmes londoniennes, dévoile les souffrances intimes générées par la première guerre mondiale.

Cela commence par un sifflement. Un long sifflement. Et puis le sol se met à trembler, à vrombir. L’obus vient de fracasser le sol projetant des milliers de tonnes de terre aux alentours. Cette terre ensevelit complètement les morceaux d’hommes déjà morts. Mais elle enfouit également l’amour de femmes qui vivent au delà de la Manche, ignorant encore que leur vie vient de basculer en une seconde, la seconde où l’obus allemand vient de creuser un immense cratère dans cette plaine du Nord entre Albert et Ypres. Femmes de Tommies bientôt solidaires des femmes de Poilus, mais femmes tout simplement d’hommes broyés par la « Der des Der » et son incommensurable bêtise.

Deux ans après la fin du conflit, Anna Hope s’attarde sur l’existence bouleversée de trois de ces femmes qui cherchent à continuer à vivre après la disparition d’un de leurs amours sur une terre dont l’éloignement ajoute à la douleur. Il y'a Evelyn, qui a perdu son fiancé après avoir perdu son enfant en travaillant dans une usine de munitions pendant sa grossesse. Elle officie désormais dans un bureau des pensions où elle reçoit des centaines d’éclopés revenus de l’enfer qui se murent dans un silence de folie ou dissimulent leurs corps meurtris. Ada est la plus âgée. Elle ne reverra plus son fils Michael disparu dans des circonstances dont elle ignore tout. Elle l’aperçoit partout « son » Michael, à chaque coin de rue, dans chaque reflet de miroirs déformants jusqu’à perdre l’image de son mari qu’elle ne voit plus assis en face d’elle. Et enfin il y’a Hettie dont le frère est revenu atteint d’un mal qui le transforme en silhouette vivante mais muette. Elle danse le soir pour six pence par chanson au Hammersmith Palais, lieu de plaisir créé pour soulever la chape de plomb de quatre années de souffrances et de barbarie. Serrant contre elle les corps des hommes elle devine leurs souffrances ou leurs angoisses au rythme des pas de danse de jambes de bois.

Par touches discrètes, dans un style étonnant de maitrise pour un premier roman, Anna Hope, décrit trois portraits de femmes magnifiques qui vivent dans une société figée par le premier conflit mondial. L’Angleterre comme le reste de l’Europe marque une pause, épuisée, à la quête d’un retour à la vie. La nation essoufflée par tant d’efforts, récupère des êtres hagards et perdus qu’elle cherche à oublier. La description des quartiers londoniens et de la vie quotidienne de la capitale sert de toile de fond à ces femmes qui veulent se libérer de leurs souvenirs et de leurs amours. Ce sont bien des spectres que chacune d’entre elles recherche, des spectres ou des fantômes car leur souffrance, outre la perte de l’homme aimé, se nourrit de l’absence de corps, d’explications, de circonstances. Il faudra que la parole se délie par un témoin qui pourra raconter l’inimaginable ou par une diseuse de bonne aventure, véritable psychiatre populaire pour pouvoir se délester d’un poids insupportable.
La condition féminine, soigneusement documentée, est décrite comme annonciatrice de profondes mutations à venir. Mais le roman en miroir révèle aussi magnifiquement l’état de ces hommes revenus des champs de l’enfer, de leur dérive. Ils demeurent muets, peinent à exprimer leurs désirs, peinent à vivre simplement. Ils sont uniquement « survivants ». Et la rencontre avec ces femmes qui n’ont pas vu l’horreur, mais la devinent, est compliqué. Il est difficile de danser ensemble quand un bras estropié ou une jambe manquante empêchent le corps d’exprimer ses désirs. Il reste alors l’envie muette mais offerte, celle d’un corps nu de femme, celle de Evelyn, protégée par la vitre de sa chambre devant la fenêtre d’un homme assis dans un fauteuil roulant. Avec un réel talent d’écriture, l’auteure exprime par une narration fluide et prenante, des sentiments troubles de la double culpabilité: celle d’être vivante et celle d’avoir la tentation d’aimer et de désirer de nouveau.

Le destin des trois femmes va se croiser dans les dernières pages pour s’ouvrir vers une nouvelle Histoire, celle des « années folles », véritable antidote à ces années de souffrance. Le 11 novembre 1920 marque la fin du roman mais il est aussi le début d’une nouvelle époque pour Ada, Hettie et Evelyne. Et des millions d’autres femmes. Et des millions d’autres hommes.

Eric