Baisse les yeux, Sarah
EAN13
9782246009405
ISBN
978-2-246-00940-5
Éditeur
Grasset
Date de publication
Collection
Le Temps des femmes (6)
Dimensions
20 x 13 cm
Poids
240 g
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Baisse les yeux, Sarah

De

Grasset

Le Temps des femmes

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e9782246802532_cover.jpge9782246802532_pagetitre01.jpgTous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.© Éditions Grasset & Fasquelle, 1980.978-2-246-80253-2A la mémoire de mon père.Je tiens à remercier Catherine Lamour ainsi que Nina Sutton et Danièle Granet d'avoir cru à ce livre.Marseille, le 17 juillet à 11 heures du soir, est un gros ver luisant qui ondule sur le bord de mer. Les réverbères s'allument dans les avenues vides, les néons minables des hôtels de passe clignotent, et les bistrots déserts étalent leurs terrasses moribondes sous les platanes.Désert vivant.Derrière ce maquillage blafard, les cœurs palpitent, les corps s'étreignent, les griffes déchirent, les os se broient, les tripes se nouent et mon père joue les toreros avec la mort, sans savoir qui des deux est matador ou taureau.Putain de ville.A 11 heures de la nuit, Marseille, vieille mère maquerelle fatiguée, fume sa dernière clope et baigne ses ulcères dans la bassine pourrie de la Méditerranée.
Dans une chambre de l'hôpital de La Timone, bâtisse new-yorkaise qui déploie ses douze étages sur cent cinquante mètres de façade, mon père, mon héros, mon dieu, gît sous la lueur glacée d'un pied à perfusion scintillant d'acier. Hémorragie méningée.Plus rien ne compte pour moi. Tout s'efface. Papa, le pharaon de mon existence d'enfant et d'adolescente, affronte la mort dans une chambre anonyme d'hôpital marseillais.Je pousse en avant mon mari : il sera mon guide dans la jungle muette des hôpitaux.Pardon, madame, je suis médecin et je voudrais avoir des nouvelles de mon beau-père, M. Charles Lévy. « Je suis médecin » est le sésame ouvre-toi de la caverne hospitalière. Les visages s'éclairent, les doigts se tendent, les sourires s'esquissent dans ce dédale de béton, de verre et d'acier, où les internes internisent et les externes externisent.
Papa est là sur son lit, fatigué mais lucide. Mon père ironise et ferme les yeux d'un air las, en feignant l'ignorance.Je prends sa main, j'embrasse son front, je pose ma joue sur sa poitrine encore bronzée de l'été. Papa. Il me caresse les cheveux, m'embrasse comme une petite fille. Ma fille.Le monde n'existe plus. Il ne reste que moi et lui, lui et moi, couple d'amour, de tendresse, de haine, de colères et de passions.Je suis la première arrivée. Laure, Lucien et Marc ne sont pas encore prévenus. Je suis l'Unique, la seule, la propriétaire de mon père. Je refuse de croire, je n'accepte pas que mon dieu tout-puissant puisse disparaître de ma vie brusquement, sans prévenir.Et j'espère.Sa crinière repose sur l'oreiller. Les photos de l'album de famille défilent. Ses cheveux noirs et frisés de jeune homme sont gris à présent, son visage lisse et énergique s'est creusé et son regard incisif s'est adouci de compréhension.Une larme s'agrippe à la naissance de ses cils. Il sait. Il sait parfaitement. Sa main presse la mienne. Sarah, donne-moi à boire.Je m'affaire. Je voudrais sur-le-champ exaucer tous ses voeux, être enfin conforme à ce qu'il attendait de moi, lui prouver mon amour.Il a l'air de ronronner au creux de son lit.Si dans l'instant je pouvais me métamorphoser en fille parfaite, en avocate énergique et – pourquoi pas –en épouse exemplaire, pour répondre aux désirs formulés et informulés, je le ferais.Nos heurts violents ne comptent plus. Mes déceptions et mes révoltes adolescentes s'effacent devant la tragique réalité. Il ne va pas faire ça... Il ne va pas Me faire ça.
Sarabande des examens neurologiques, artériographies, ponctions lombaires, valse hésitation des blouses blanches diplômées ou non, l'angoisse de ma mère, la mienne, et pour finir, le verdict.Il faut opérer.L'anévrisme est mal placé, il peut ressaigner massivement aujourd'hui, demain, dans huit jours, dans un mois.Il faut dévisser la boîte crânienne à la chignole, découper à la scie, clipper, manchonner, s'escrimer sous microscope à sauver un cerveau encore lucide, sans garantie aucune de vie, de survie, sans qu'on puisse prévoir les séquelles, la folie, la paralysie, l'idiotie, sans être sûr de la réussite.« Mais docteur, mon mari, c'est ma vie », pleure ma mère dans un tremblement de tout le corps.Vers qui se tourner ?Qui implorer ? Dieu ? L'armée de saints familiaux ? Charles Lévy lui-même ? Qui ?
Je regarde mon père dormir. Je marque au burin, dans le cuivre mou de ma mémoire, les traits de son visage et, d'un seul coup, ce livre, ce livre que j'ai écrit pour lui et contre lui, pèse sur mon cœur et au bout de mes bras comme une valise pleine de cailloux.Comment justifier les mots surgis de mes lèvres, tracés par ma main ? Que faire de ce pavé de mots creux, vrais et faux maintenant, maintenant que mon père, ma tendresse, mon amour, risque de disparaître ou de ne plus me reconnaître. J'ai écrit pour me délivrer de lui et, dans son lit, plus puissant que jamais, il me tient dans ses bras et m'enserre de sa présence vivante et chaude.
Il faut opérer. Angoisse, tripes nouées, cœur dans la gorge, refus des larmes. Je pourrais hurler, me griffer le visage, me lancer dans les incantations sonores si chères à ma grand-mère. Rien ne sort de ma gorge qu'une longue plainte de bête blessée qui remonte du plus profond de mon ventre.Jusqu'ici, la mort n'a été pour moi qu'une abstraction, jamais une inquiétude. Elle faisait partie de la vie et j'étais capable de discourir et de philosopher sur le sujet sans être touchée le moins du monde. Mais maintenant qu'elle menace, qu'elle se dresse toute faux déployée dans le ciel azuré de Marseille et qu'elle hésite à frapper, je ne sais plus s'il me faut l'injurier ou l'attendre avec le fatalisme béat de mon Orient natal.On opère.Papa endormi est emmené sur son lit roulant vers le bloc opératoire. Ma mère dans son angoisse a retrouvé le balancement habituel des hommes en prière à la synagogue et supplie Lala Semha, notre ancêtre, de guider les mains de ce chirurgien qui tient entre ses doigts la vie de mon père.Je fais vœu de ne pas fumer le jour du shabbat, dans la crainte superstitieuse de voir ce Jéhovah que j'ai tant raillé et méprisé me manifester son courroux vengeur. Éternel Tout-Puissant, Adonaï, Dieu des juifs, Toi qui règnes sur une religion d'hommes, porte Ton regard sur l'un des Tiens, sur celui qui fut le défenseur du judaïsme, sur celui que Tu créas pour Te servir.Je formule une prière de mécréante en intercédant auprès d'un dieu comme auprès d'un président de la République pour lequel je n'aurais pas voté, pour la grâce d'un condamné à mort.
Ce vendredi 22 juillet, la longue attente vient de commencer.Le 22 août, trente jours plus tard, Charles Lévy, opéré avec succès, dort toujours d'un coma profond entre les vitres de la salle de réanimation, sans que personne ne sache s'il se réveillera un jour.
La Timone nous impose sa vie oppressive. Ruche médicale où chacun s'active dans son service. Énorme atelier de réparations où les hommes remplacent les voitures, les artères les boulons, les scalpels les clés anglaises. Mythe entretenu du chirurgien roi, du grand patron, dieu qui d'un regard peut vous anéantir et d'un sourire vous redonner l'espoir. Alvéole chaud du bureau des infirmières de nuit qui bavardent en préparant le café, le tilleul ou les piqûres. Mur général de silence. Portes de verre, masques d'étain. Indifférence.L'œdème du cerveau empêche encore la vascularisation. Amaigri mais les joues rouges, mon père repose sur un lit dont le ciel se hérisse de flacons de liquide, jaune ou incolore selon les jours. Il a l'air bien vivant, simplement endormi, et son visage garde son expression habituelle.Papa, ouvre les yeux. Papa, réponds-moi. Je suis là, Sarah.Redresse-toi, arrache les tuyaux qui bardent ton corps, étire-toi et montre-leur, à eux, à ces médecins qui ne peuvent plus rien dire, que tu es vivant et que tu comptes parmi les cas rarissimes et incompréhensibles de survie à la neurochirurgie.
Un mois a passé. Un mois de peur, de rêves prémonitoires, de réveils en sursaut, de visites impuissantes à la cage de verre de la réanimation, d'espoir forcené, de désespoir.Je tire les cartes. As de pique, dame de pique, dix de pique, neuf de pique. Ils sont tous présents, les oiseaux du mal...
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