La Tannerie, Roman

Celia Levi

Tristram

  • Conseillé par (Libraire)
    11 août 2020

    Bouillon de culture

    A quelques stations de métro de Paris, au bord du canal de l'Ourcq, la Tannerie accueille artistes, circassiens, danseurs, dans une friche industrielle réhabilitée en centre d'art. C'est là que Jeanne débarque, perdue pour son premier jour de travail, dans une scène d'ouverture très réussie, où le lecteur, lui-aussi, se débat, au milieu de tous ces nouveaux visages, de ces noms, de ces lieux étrangers.

    Aux côtés de la jeune bretonne venue découvrir la capitale, on progresse à tâtons. Comme elle, on cherche à savoir qui est digne de confiance, qui pourrait être un ami.

    Célia Lévi réussit ici une peinture sociale d'une extrême précision. De cet univers culturel parisien où se croisent artistes perdus dans leur génie, personnel administratif fantomatique, salariés dépressifs et public inconscient, l'autrice décrit les moindres détails, vêtements, coiffures, odeurs. Le soin apporté à la consistance du réel est époustouflant et le roman s'en trouve traversé par un souffle naturaliste digne de la littérature du XIXe siècle.

    Les premiers lecteurs ne s'y sont pas trompés en comparant ce livre à Au bonheur des dames et aux autres microcosmes zoliens, mais on pense aussi souvent à l'Education sentimentale en se prenant d'affection pour Jeanne, avec ses espoirs qui la portent et les mirages qui dansent devant elle. Le motif du jeune provincial montant à Paris et se fracassant contre la morgue d'un système pédant et vain est brillamment revisité, transposé en ce début de XXIe siècle, comme si rien ne changeait jamais.

    Mais la Tannerie va plus loin et le livre prend vite une ampleur qui dépasse le témoignage social. En mettant en regard le quotidien dégoulinant de coolitude, les envolées humanistes d'un côté et la violence de la gestion des ressources humaines de l'autre, le livre se fait aussi allégorie de l'époque, où les belles théories du management ont imprégné l'inconscient des dirigeants, y compris dans l'industrie culturelle. Là où la Tannerie n'a rien à voir avec les romans de Zola, c'est qu'au XIXe siècle, les patrons exploitaient leurs salariés de la même manière, certes, mais ils ne leur faisaient pas croire qu'ils étaient leurs copains. Ici, le panier de crabes est tout sourire et affiche fièrement ses convictions de gauche.

    La Tannerie est donc aussi un livre sur cette distance qui sépare de plus en plus les discours des actes, dans le monde culturel, et plus largement. Cet enjeu est parfaitement représenté dans le livre par une scène bouleversante, où le personnel de la Tannerie s'émeut du sort de migrants qui campent le long du canal. De pétitions en recherche d'aide alimentaire, les belles paroles bruissent dans les allées. Et puis le campement s'étend, et s'éternise. Et puis les tentes se rapprochent, et menacent de faire fuir le public. Et puis on se lasse de la lutte. Et puis on passe à autre chose, et peu de temps avant que la police ne vienne expulser tout le monde, on voit les spectateurs enjamber les réfugiés allongés sur le quai. C'est qu'on ne voudrait pas être en retard au spectacle.

    L'intelligence du livre, c'est nous montrer cela et aussi nous mettre, nous, lecteurs bien éduqués, bien cultivés, face à la responsabilité de notre époque. Nous aurions pu être ces spectateurs. Et en route vers le théâtre, aurions-nous agi différemment ? Pas sûr.